Il est extrêmement rare que l'on parle des jésuites au XVIIIème siècle, surtout en Amérique du sud, et c'est bien ce que Roland Joffé a fait, ce qui lui valut la Palme d'or de Cannes en 1986. On retrouve la même chose dans Silence de Martin Scorsese, mais bien plus tard (2017), et surtout se passant au XVIIème siècle au Japon, un pays totalement différent.
Ce film met en scène le drame de conscience que subirent les jésuites occidentaux en tentant d'aller vers les Guaranis, un peuple autochtone aux confins du Paraguay, de l'Argentine et du Brésil... Car alors que le pouvoir espagnol et pontifical allaient dans un premier temps en ce sens, ils firent soudain marche arrière vers 1750 et déclarèrent une guerre qu'ils n'eurent guère de mal à gagner. Ceci relate en deux heures près de 150 ans d'histoire, tragique et inattendue, que le cardinal Altimirano résume en cette phrase à la fin : "Vos prêtres sont morts, et moi vivant. Mais à la vérité, c'est moi qui suis mort, et eux qui vivent".
Cette œuvre commence étrangement, avec durant plusieurs minutes la vue de cet homme sur sa croix qui descend de façon tragique les chutes d'Iguaçu en Argentine. A priori, on pourrait croire qu'il s'agit tout simplement de Robert De Niro :
Mais en fait non, puisque celui-ci joue le rôle de Rodrigo Mendoza, un espagnol en pleine forme prêt à tout pour conquérir la région, de pair avec son frère Felipe Mendoza (Aidan Quinn) :
Pourtant, cela ne va guère se poursuivre bien longtemps, puisque sa propre femme Carlotta (Cherie Lunghi) finit par lui dire à quel point elle aime ce dernier, sans qu'elle puisse lutter contre cela :
Premier résultat ? Une bagarre entre les deux frères, qui va malheureusement mal se finir pour l'un d'entre eux :
Second résultat ? Après une réclusion en prison depuis six mois, Rodrigo Mendoza se trouve enfin confronté à un jésuite plus patient que les autres, le frère Gabriel (Jeremy Irons), qui réussit à le faire sortir au grand jour, dans sa fameuse marche vers le peuple des Guaranis :
Dans un premier temps, la question essentielle va être celle de Fielding (Liam Neeson) au frère Gabriel, concernant le port totalement inutile d'armes de la part de Rodrigo Mendoza :
Mais celui-ci y tient, quel qu'en soit le but :
Il faudra attendre la venue des Guaranis pour que Rodrigo Mendoza se décide finalement à tout jeter, en étant visiblement soulagé :
Meilleure preuve ici, où vous pouvez le voir rire après la chute de toutes ses armes dans la vaste rivière :
Finalement, Rodrigo Mendoza va finir par devenir prêtre au sein de l'organisation jésuite de frère Gabriel, avec les obligations qui s'imposent :
C'est alors que nous voyons apparaître, bien plus souvent que dans le passé, le cardinal Altamirano (Ray McAnnaly) au milieu de la bourgeoisie portugaise et espagnole, qui s'empresse de lui faire passer son message très clair :
Notamment l'espagnol Cabeza, qui ne voit chez les Guaranis que des impies indignes de Dieu, ceci pour de nombreuses raisons... Mais le cardinal Altamirano ne semble pas du tout prêt à l'accepter :
Bien au contraire, il va plutôt dans le sens des Guaranis, notamment lorsqu'ils montrent leur talent en matière de musique - dont nous devons évidemment remercier Ennio Morricone, qui s'est bien inspiré par moments du Requiem de Verdi, et a remporté plusieurs prix à l'occasion.
D'ailleurs, tout à la fin de cette plaidoirie injuste de Cabeza, intervient la voix de Rodrigo Mendoza, juste histoire de démasquer cette revendication, et de révéler à tout le monde ce mensonge :
Mais les règles sont les règles, point final... Et Rodrigo Mendoza, bien qu'il n'en ait guère envie, va être obligé - en tant que jésuite - de s'excuser devant Cabeza, même de l'avis de frère Gabriel :
Au bout d'une bonne heure de film, se dévoile enfin la dernière visite du cardinal Altamirano dans le domaine des Guaranis, qui va se révéler très importante, et pourrait même durant un temps montrer la bonne volonté de celui-ci, qui se combine bien avec celle de frère Gabriel :
Mais c'est toute illusion, comme le savait d'ailleurs très bien le cardinal Altamirano avant même d'arriver en Amérique du Sud... Et comme commence à le comprendre le frère Gabriel, qui dévoile les véritables intentions des Guaranis :
C'est alors le changement radical d'attitude de Rodrigo Mendoza (et aussi de Fielding), qui contrairement au frère Gabriel décident de s'engager totalement dans cette lutte - qui ne va pas être bien tendre :
Commence alors la guerre de tous les occidentaux contre les Guaranis et les jésuites - qui se déroule au début de façon inégale entre eux au beau milieu des chutes d'Iguaçu, où durant un temps Rodrigo Mendoza et Fielding réussissent à s'imposer :
Mais s'était sans compter avec la grande force de l'armée espagnole et portugaise, qui va finir par gagner d'une manière trop barbare - entre autres en détruisant la grande mission catholique par feu et flammes, sans grande possibilité de s'enfuir :
Ce que va montrer tout d'abord Rodrigo Mendoza, définitivement atteint :
Et ensuite le frère Gabriel, dévasté par balle au beau milieu de l'église en flamme :
Le film se termine avec le doute profond du cardinal Altamirano, qui s'interroge toujours sur le carnage récemment vécu - et sur ce qu'il en reste de bien inexploitable, hélas :
C'est là qu'il livre sa phrase fétiche, dont nous avons déjà parlé au début de l'article - et le résumé de Roland Joffé qui donne sa propre version actuelle, malheureusement presque toujours identique :
Evidemment, vous avez déjà vu cette Palme d'or de 1986, n'est-ce pas ? Dans l'improbable cas contraire, vous avez toujours ce petit trailer à vous mettre sous la dent :
Ai-je tout dit sur ce film stupéfiant ? Certes non, compte tenu du budget relativement sobre de 17 millions de dollars, de ses hallucinants effets spéciaux, de la très belle musique de Ennio Morricone, et aussi, hélas, de la dysenterie qui toucha à peu près tout le monde - exception faite de Robert De Niro !
Mais je veux toutefois préciser que d'après la liste du Vatican établie par Jean-Paul II, ce titre fait partie des très rares cités parmi les meilleurs films religieux - de même d'ailleurs que le fort différent 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick, qui date précisément de dix ans plus tôt (1968).
La Déchirure, politique, one more time ! Suite à la précédente critique sur la vie de The Last King of Scotland, quelques notes sur un film déjà ancien, certes, La Déchirure (1985), mais qui n’a pas pris une ride, fait d’autant plus remarquable qu’il s’agit du tout premier film de Roland Joffé, coup d’essai qui n’en était donc pas moins un coup de maître. Est-ce dû à son passé de metteur en scène shakespearien ? Toujours est-il qu’à l’instar de nombre de grands auteurs, Joffé ne fait finalement, film après film, que creuser et recreuser sans cesse le même sillon : le combat d’un homme contre l’oppression d’une dictature (La Déchirure), d’un pays tout entier (Mission), ou encore d’une mafia bien organisée (La Cité de la Joie) – thème encore sensible de façon voilée dans le tout récent et somptueux Vatel (encore une fois, le suicide d’un homme trop seul pour résister à la pression étatique). Bien que ce ne soit pas explicitement précisé, le film débute visiblement autour des années 1972, date à laquelle les Khmers rouges, peu après avoir détrôné le prince Sihanouk, sont encore en butte aux forces américaines présentes dans la région (qui, bien sûr, n’ont pas oublié d’embarquer leurs denrées principales, le Johnnie Walker et le Coca Cola !) :
La tragique histoire ici contée l’est au travers des regards croisés de deux journalistes, l’un américain, Sydney Schanberg (Sam Waterson) :
L’autre cambodgien, Dith Pran (Haing Ngor) :
Deux acteurs qui n’ont certes pas connu une grande carrière par la suite, en tout cas pas au cinéma, mais qui sont dans ce film proprement époustouflants de vérité et de sobriété, à tel point que l’on pourrait presque parfois se croire dans un documentaire !
On notera également la présence d'un petit nouveau, John Malkovitch, dont c'était à l'époque le second film, dans le rôle d'un photographe alcoolique bien déjanté - assez voisin de celui de Denis Hopper dans Apocalypse Now, de six ans antérieur :
Bref ! Le film débute au moment où, présence américaine ou pas, les rapports de force entre armée cambodgienne légale et Khmers rouges commencent à se dégrader sérieusement :
Et là, comme d'habitude, bien sûr, les rats quittent le navire :
Faisons ici un parallèle tout à fait justifié avec Le Dernier Roi d'Ecosse : c'est au début dans la liesse la plus absolue que les Khmers rouges font leur entrée triomphale à Phnom Penh (1975) :
Jusqu'à ce que tout le monde s'aperçoive assez rapidement que dans l'expression Khmers rouges, c'était finalement le mot "rouge" le plus important (c'est d'ailleurs là l'occasion de remarquer que Roland Joffé n'est pas toujours dans ses films d'une sobriété exemplaire, mais bon... Parfois, il faut ça aussi pour réveiller les esprits !) :
Conclusion atroce de cette entrée en matière, qui représente à elle seule une bonne moitié du film : la déportation, en l'espace de quelques jours à peine, de toute une population (avril 1975), envoyée au nord dans des camps de redressement et de rééducation :
Dès ce moment, le film qui jusqu'alors narrait plutôt une histoire amicale à deux voix (sinon trois, avec John Malkovitch), va se scinder en deux parties bien distinctes : l'une, axée sur "la vie en rose" du journaliste américain qui, quoi qu'il arrive, parviendra toujours à regagner son pays via les voies diplomatiques traditionnelles... Et l'autre (qu'on ne peut même pas appeler "la vie en noir", tellement cela tient du cauchemar le plus absolu), axée sur le tragique destin du journaliste cambodgien, qui va tout de même finir dans les fameux camps de travail en question, malgré la tentative héroïque de John Malkovitch pour tenter de lui fabriquer de toutes pièces un passeport américain (l'une des scènes-clefs du film, je le signale d'ailleurs au passage, que ce soit pour la tension qu'elle induit ou pour la pure beauté des images) :
Bref retour, donc, pour Sydney Schanberg, aux États-Unis, le temps d'une scène surréaliste où il est tout à fait évident que le réalisateur a bien retenu les leçons du générique fin du Docteur Folamour de Stanley Kubrick, puisqu'on y assiste à un défilé d'images toutes plus immondes les unes que les autres sur fond du grand air de ténor de Turandot :
Après quoi, la presque totalité de la dernière moitié du film va se dérouler au Cambodge - et c'est là où vous avez tout intérêt à avoir le cœur bien accroché, car sobriété ou pas, rien de ce qui nous est donné à voir ici n'est hélas exagéré, qu'il s'agisse de l'organisation parfaitement fasciste des camps de travail :
Ou encore (souvenons-nous que les Nazis avaient à la fin la même réflexion) du fait que comparé à la vie d'une sale intellectuelle, même le prix d'une balle est bien trop précieux, d'où cette façon bien plus expéditive de procéder :
Encore qu'il y ait deux écoles à ce sujet, et que je serais même pour ma part plutôt partisan de la seconde, selon laquelle, de même que la musique, l'humour reste le dernier et ultime rempart contre la barbarie... Sinon, j'arrête tout de suite d'écrire cet article, vu qu'il y a certaines choses que l'esprit humain ne s'avère plus capable de supporter, s'il n'a pas au moins une petite soupape de sécurité. Bref, bon an mal an, Dith Pran parvient finalement à déjouer la vigilance de ses gardes - au gré d'une scène encore une fois directement inspirée d'Apocalypse Now :
Mais ce n'est que pour tomber de Charybde en Scylla, au gré de la scène de très loin la plus traumatisante du film, celle où il s'embourbe dans les monstrueux charniers entourant le camp :
Bon. Vu qu'il ne s'agit ni d'un thriller, ni d'un film à suspense, peu importe de dévoiler le happy end, grâce à un Khmer rouge pas vraiment très sûr de la justesse de l'idéologie de ses comparses :
Le plus troublant, dans l'histoire, reste encore pour moi cette sorte d'extraordinaire magnanimité de la part de Dith Pran, presque inenvisageable après tout ce qu'il a vécu :
Car il faut tout de même signaler, cas pratiquement unique dans toute l'histoire, qu'il s'agit de l'une des seules dictatures à avoir systématiquement éliminé toutes ses élites : instituteurs, médecins, professeurs, traducteurs, etc... ce que même les Nazis n'avaient jamais osé entreprendre à une telle ampleur. En résumé : un film non seulement très instructif d'un point de vue documentaire, mais aussi un film poignant dans son interprétation, et absolument parfait dans sa réalisation, d'une grande beauté plastique malgré la dureté de certaines images...