Une fois n'est pas coutume...
Un article sans la moindre photo (bien que ce ne soit pas l'envie qui m'en manque), au sujet du film le plus génial de Stanley Kubrick, que m'a fait parvenir le célébrissime ténor Marco A*** (que je remercie pour ce précieux don) :
Considéré par Sigmund Freud comme son alter ego, ou son "jumeau psychique", Arthur Schnitzler, lui-même ancien médecin, fut l'écrivain du refoulement, le romancier-psychanalyste, l'explorateur audacieux des désirs subconscients, des connexions entre la vie éveillée et le songe, des liens qui unissent l'éros et la pulsion de mort.
On trouve dans son œuvre (pièces, nouvelles) de nombreux portraits de femmes jouets des libertins dans la Vienne crépusculaire des Habsbourg, jeunes filles des faubourgs à l'âme innocente et considérées par leur amant comme des amourettes sans lendemain, Liebelei bafouées, comtesses ou artistes renvoyées à la grisaille de leur vie quotidienne, épouses ou maîtresses soumises et résignées. Il serait erroné d'en faire un auteur féministe. Proies des séducteurs, ces héroïnes demeurent cantonnées à leur rôle d'objet sexuel, partenaires de jeux éphémères, invitées à porter le masque du plaisir par intermittence.
Schnitzler détestait les écrivains qui mettent à nu leur vie privée dans leurs écrits. On sait néanmoins, parce qu'il a rédigé un journal dans lequel il tenait scrupuleusement la chronique de ses rapports sexuels, que cet homme à femmes était un amant jaloux, "tourmenté par le besoin de connaître tous les détails de la vie antérieure de ses conquêtes" , dit Jacques Le Rider, qui ajoute : "Il note sans indulgence les interrogatoires pénibles auxquels il soumet ses maîtresses, et sa correspondance amoureuse contient plusieurs lettres qui sont des torrents de reproches et d'imprécations à l'adresse d'une amante prise en flagrant délit d'infidélité. Tous ces documents permettent d'affirmer le caractère autobiographique de ces représentations d'hommes dominateurs, à la fois donjuanesques et incapables de concéder à la femme la moindre parcelle de liberté des mœurs qu'ils considèrent comme toute naturelle pour eux-mêmes" (1).
Comme ses contemporains, les dramaturges Ibsen et Strindberg, Schnitzler était otage de ce douloureux paradoxe qui nourrit nombre de toiles du peintre Edvard Munch, où des hommes souffrent de voir des femmes (fausses madones au visage de cadavre) "marcher comme les hommes" , sans interdits. En salon, ces messieurs exaltaient le droit des insoumises à pratiquer l'amour libre ; en privé, ils les identifiaient aux vampires. "Schnitzler n'est pas un défenseur de l'institution patriarcale d'époque victorienne. Mais il ne croit pas aux couples libérés, ni aux femmes émancipées." (Le Rider).
Cet instinct rétrograde est sensible dans l'une de ses plus célèbres nouvelles, Mademoiselle Else. Pour obtenir le prêt d'une somme considérable dont son père a besoin pour s'épargner scandale et prison, une jeune fille accepte le vil marché que lui propose un vieux bailleur de fonds à monocle ; elle descend dans la salle de musique d'un grand hôtel, nue sous son manteau, qu'elle laisse tomber devant le "salaud vibrionnant" , avant de s'empoisonner au véronal. Cette vierge otage d'une famille abusive, Schnitzler la dépeint comme une hystérique troublée par des désirs obscurs.
On retrouve l'équivalent de ce personnage de vieux libidineux usant de son pouvoir pour "voir" une fille nue dans Eyes Wide Shut ("Les Yeux grand fermés"), le film que Stanley Kubrick voulait adapter depuis 1963 de Traumnovelle ("La Nouvelle rêvée", 1925), envisageant d'abord d'en faire un film en costumes transposé à Londres, et qu'il finit par porter à l'écran en 1999 en la transposant à New York de nos jours. Il s'agit de Ziegler, un millionnaire qui s'offre de mirifiques prostituées droguées (victime d'une overdose, l'une est filmée comme une chose affalée sur un fauteuil), participe à des orgies organisées pour une élite, et qui menace le héros (Tom Cruise) de représailles s'il s'obstinait à en savoir plus sur ces cérémonies rituelles.
Kubrick partage avec Schnitzler le goût du secret, la hantise de se livrer. Il a prouvé qu'il était sensible aux valses viennoises (dans Les Sentiers de la gloire et 2001). Or, s'il a maintes fois montré de tels mâles affamés de chair fraîche, c'est, comme ici, pour les opposer à la virilité inquiète du jeune premier, mais aussi pour souligner le cynisme des prédateurs : un vieux truand harcelant une hôtesse de dancing dans Le Baiser du tueur, un quinquagénaire convoitant une nymphette de 14 ans dans Lolita , un général couchant avec sa secrétaire dans Docteur Folamour , un vieillard paralysé marié à une belle Lady dans Barry Lyndon . Ziegler n'existe pas dans la nouvelle de Schnitzler, où prime le refoulement du désir : image repoussoir du démiurge (manipulateur, metteur en scène), il est désigné par Kubrick comme représentant d'une classe qui impose des stéréotypes de domination sexuelle, des fantasmes pervers, des vices bourgeois.
Que raconte l'histoire de "La Nouvelle rêvée", à laquelle Kubrick a voulu rester fidèle ? Comment un couple se retrouve-t-il contraint de gérer le conflit entre un désir de sécurité, d'ordre, de respect des codes sociaux, et un désir d'aventures, de transgression ? Schnitzler étant pétri de morale traditionnelle, il n'octroie à l'épouse que des aventures oniriques, tandis qu'il lance le mari dans des aventures tangibles. Albertine (Alice chez Kubrick) avoue à Fridolin (Bill) qu'elle a eu le fantasme de l'infidélité, et lui reproche de ne pas confesser qu'il ait pu en avoir eu autant. Troublé, ce dernier erre, le temps d'une nuit (rêve ou réalité ?), rencontre une femme qui, au chevet de son père récemment décédé, lui fait des avances (éros et thanatos), une prostituée atteinte du sida (idem), une nymphette aux poses aguicheuses, un ancien camarade qui l'intronise dans une orgie. Sans jamais passer à l'acte.
Ses pérégrinations ont irrité les libertins (Bill résiste à la transgression), les féministes (Bill est la proie de tentatrices). On a reproché à Kubrick sa morale conservatrice : il se demande s'il "y a une différence entre rêver une aventure sexuelle et en avoir une" , pour conclure à la nécessité de survie du couple, de l'ordre sexuel domestique. Ce qui ne veut pas dire qu'il plaide pour la répression des pulsions. Comme dans Docteur Folamour, 2001 ou Shining, Kubrick explore le labyrinthe mental et sonde les arcanes du cerveau. Eyes Wide Shut ne veut pas dire qu'il faut fermer les yeux pour sauvegarder son couple, mais qu'il convient de savoir assumer ses songes et résister à l'hypnose insidieuse qu'exerce la société du spectacle. Critiquée par certains à cause de son caractère stylisé, bateau, grotesque, l'orgie est représentée comme une mascarade indigente, fruit des médiocres fantasmes des maîtres du monde. A partir de l'invitation d'une femme suggérant un passage de l'autre côté du miroir (face à sa glace, elle se prénomme Alice dans le film), Schnitzler et Kubrick s'interrogent tous deux sur le bien-fondé de l'échange de confessions du surmoi, et sur l'acte de regarder.
Quoi d'étonnant, chez un cinéaste dont l'œuvre est hantée par les masques (ruse d'auteur de hold-up dans L'Ultime Razzia , faux visage de carnaval aux grimaces sardoniques pour Alex et ses droogs (amis) dans Orange mécanique , mines de spectres blafards dans Barry Lyndon ), que cette fascination pour un récit sur la façon dont la réalité occulte le rêve et dont le rêve ronge le réel ? A la fin d'Eyes Wide Shut, Bill trouve le masque dont il avait dû faire usage pour pénétrer dans le château des maléfices, posé sur l'oreiller conjugal : il n'en a plus besoin, sa femme sait ses affres intimes, "on n'est vraiment bien que chez soi" , dit-elle, citant Le Magicien d'Oz . Ce qui a été dit n'a pas besoin d'être montré. Les voilà "éveillés, pour longtemps, espérons-le". Il sait sa femme susceptible d'être courtisée par un vieux beau à la Lubitsch et d'avoir des pensées impures ; elle sait désormais qu'il s'est égaré hors des désirs codifiés. Ils n'ont plus qu'à "baiser".
Il aura fallu que Bill réapprenne à poser les yeux sur une épouse qu'il avait désérotisée. "Tu ne m'as même pas regardée" , lui dit-elle après lui avoir demandé si sa coiffure était "OK" pour la soirée qu'ils s'apprêtent à rejoindre. Et pourquoi celle-ci fût-elle envahie par le désir de faire l'amour avec un bel officier rencontré jadis ? "Il a juste posé un regard sur moi." Il aura aussi fallu qu'il apprenne à scruter ce que Freud décrit comme un abîme inquiétant : son subconscient. Et que, lors de la fameuse cérémonie orgiaque où il s'introduisit grâce à un mot de passe erroné ("Fidelio" , titre de l'opéra de la fidélité conjugale), il fasse un apprentissage : à la fois ôter le masque qui lui servait de paravent aux affects, l'écran qui lui cachait les désirs illégitimes ; et refuser de s'en servir comme les adeptes de cette partouze pour voyeurs. Symbole d'un refus de voir les images que lui projette sa libido, le masque est aussi l'artifice dont usent ceux qui veulent voir sans être vus, épier les coïts d'hommes et de femmes eux-mêmes sans visages.
On se souvient du chapitre que Freud consacre dans L'Interprétation des rêves au "Rêve de confusion à cause de la nudité" : pour un ancien officier, porter un costume contraire aux règlements équivaut à se promener nu dans la rue. Intrus dans un univers de débauchés, Bill est invité, pour expier, à se déshabiller. Il refuse d'obtempérer. Séducteur révélant une capacité d'autocritique, Schnitzler paraphrase Freud, mais pour montrer que son héros doit, d'une part, se débarrasser du signe de sa culpabilité, de son hypocrisie, et, d'autre part, résister aux simulacres "réglementaires". Kubrick, lui, a voulu que les femmes livrées aux convoitises de la secte évoquent les clichés érotiques d'Helmut Newton : pin-up nues en talons aiguilles observées par des richards en tenue de soirée. Il se désolidarise de ce type de mise en scène machiste. Il y a là, peut-être, un aveu commun de l'écrivain (ancien médecin) et du cinéaste (féru de photographie), tous deux moralistes, d'obéir à une éthique.
(1) Arthur Schnitzler ou la Belle Epoque viennoise , Berlin, "Voix allemandes", 2003.
(Article paru dans l'édition du 15.07.05, LE MONDE DES LIVRES)
Libellés : Drame, Kubrick